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Lectures de rentrée

1 Septembre 2016

Lectures de rentrée
Deux ouvrages de Philippe Lacoue-Labarthe et Philippe Cassard

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Les éditions Christian Bourgois ont confié à Aristide Bianchi et Leonid Kharlamov une compilation d'articles du philosophe et germaniste français Philippe Lacoue-Labarthe (1940-2007) publiée sous le titre général de l'un d'eux, Pour n'en pas finir, ce qui est en soi tout un programme.

L'ouvrage gravite autour d'un grand volet central écrit en 1979, "L'écho du sujet", où le rythme est érigé, dans le sillage de Hölderlin et Ezra Pound, en valeur cardinale non seulement de la musique, dont l'étude passionna longtemps Lacoue-Labarthe, mais également de l'existence humaine. "Tout est rythme (rythmus), écrivit Hölderlin, le destin tout entier de l'homme est un seul rythme céleste, de même que l'oeuvre d'art est un unique rythme". "Se méprendre sur le rythme d'une phrase, c'est se méprendre sur le sens même de la phrase", ajoute Nietzsche dans un de ses coups de gueule "méridionaux" de Par-delà le bien et le mal contre le manque d'oreille des Allemands, qu'il estime "incapables de juger la qualité d'un style, car, avec eux, l'artiste du langage perd sa peine comme s'il s'adressait à des sourds..."(p.169).

Dans un grand élan nietzchéen, Lacoue-Labarthe rappelle utilement qu'au plan de l'identification, écouter, c'est aussi voir, et parler, donner à voir - le "Parle un peu, que je te voie" de Socrate - et que cette identification joue un rôle de premier plan dans la fabrication des souvenirs et des supports de la réminiscence, qui font que, comme Mahler se disait "composé par la musique qu'il écrivait" (ce qui faisait de lui, convenons-en, un gibier de choix pour ce cher Siegmund F.) l'être humain occidental est vécu plus qu'il ne vit, et sa création consciente fabriquée en lui par "des forces inconnues".

"Je sais que tant que je pourrai donner forme verbalement à une expérience intérieure, je ne l'écrirai certainement pas en musique", écrivit Mahler. "Le besoin de m'exprimer musicalement ne commence qu'avec les émotions nébuleuses qui s'ouvrent sur “l'autre monde“, lieu ou l'espace et le temps ne séparent plus rien..." Une expérience de réminiscence autour de l'incipit du choral Auferstehen de sa Deuxième symphonie (sur le texte écrit par Klopstock après les funérailles de von Bülow) sert de support à cet article ambitieux, dont les attendus et les références psychanalytiques rendent la lecture parfois quelque peu ardue, de mon point de vue. Les autres articles, en particulier celui consacré au regard très critique d'Adorno sur le jazz, sont d'une lecture avenante et enrichissante.

Les éditeurs ont choisi une présentation anti-chronologique, les articles les plus anciens (1965) venant en dernier, et le plus récent (2005 pour l'élégant "Chant des muses") en début d'ouvrage. Démarche inattendue, malgré la mise en garde liminaire, et qui souligne le côté daté des dernières contributions. "L'antithèse ironique", autour de Nietzsche (un malade qui se soigne) et Wagner (un malade qui s'ignore) est un pur régal de dialectique... d'un manichéisme totalement assumé !

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Philippe Lacoue-Labarthe, Pour n'en pas finir; écrits sur la musique, Christian Bourgois, collection "Détroits", 2015; 310p., 12€

Lectures de rentrée

Autrement plus avenant, le livre de Philippe Cassard, l'un de nos meilleurs passeurs de musique (à travers l'émission "Notes du traducteur", sur France-Musique) est une balade plaisante et instructive sur la relation inépuisable entre musique et cinéma. Sous la forme d'entretiens à bâtons rompus avec Jean Narboni et Marc Chevrie, Cassard, cinéphile érudit, ne se contente pas de tirer des fils innombrables entre l'image et le son, mais décrit de façon presque charnelle les timbres de voix de Danielle Darrieux, d'Arletty, de Michel Simon ("un cor mal embouché"), Pauline Carton, Louis Jouvet ("l'ostinato bartokien" dans ses répliques d'Hôtel du nord) ou Claude Piéplu. Aux voix de Micheline Presle, Maria Casarés, Sylvia Monfort, Simone Signoret, il associe instinctivement celles de Christa Ludwig, Sena Jurinac, Régine Crespin et Irmgard Seefried. Il établit des rapports de tempo entre rythme musical et montage cinématographique (le vérisme de Jacques Demy faisant écho à celui de Puccini) tout en analysant les implications rythmiques des bandes-son de grands classiques de Bresson (critique acerbe de ses emprunts à Monteverdi, Mozart ou Lully dans Pickpocket ou Mouchette, dont les lectures "à l'ancienne" [comprendre "antérieures à la dernière révolution baroque"] plombent fortement l'impact de ces films, visant à une forme de légèreté...), Fellini, des frères Coen, de Chaplin...

Les pages remarquables consacrées à Jean-Pierre Melville et Robert Bresson, deux de mes cinéastes favoris, m'ont emballé, de même que celles vouées aux épures des époux Straub, véritables compositeurs d'images et d'histoires musicales. À Stanley Kubrick, il reconnait un authentique génie musical, rappelant que, sans Johann Strauss et son Beau Danube bleu, certains plans cosmiques de 2001, Odyssée de l'espace n'auraient pas de véritable existence cinématographique, la station orbitale en forme de roue faisant, par-delà le temps, écho à celle qui divertit les promeneurs du Prater, à Vienne...

Cassard a ses idées fixes - la Sonate, de Liszt et L'Atalante, de Jean Vigo - mais on pourrait trouver plus médiocres fils rouges ! Et si Marc Chevrie évoque Paul Klee ironisant à propos de Bruckner en disant qu'il cherchait à "atteindre le ciel avec un train de marchandises", on se contre-fiche de savoir si la citation est véridique ou apocryphe tant elle est bien trouvée...

Je ne peux résister à citer in extenso ce long passage où Cassard tord le cou au courant dominant de la musique contemporaine : "En France, il y a aujourd'hui un courant que l'on appelle les "néo-tonaux": tout en se plaignant à grand cris d'être rejetés par les grandes institutions, ce qui est totalement faux, les compositeurs néo-tonaux confectionnent une sorte de musiquette dépourvue de la moindre imagination et qui sent affreusement la naphtaline. Une convocation générale de tout ce que la première moitié du XXe siècle à déjà produit (au-delà, ces néo-tonaux ne voient qu'outrage aux bonne moeurs musicales et vouent aux gémonies le trio infernal Schoenberg-Berg-Webern, coupable à leurs yeux de la fin de la musique de grand-papa). Leur recette ? Un soupçon de sous-Ravel, une larme de mauvais Debussy, une dose de simili-Sibelius, des effluves d'épigones de Bartók, Chostakovitch et Richard Strauss. On ajoute une pincée de musique pop américaine "pour faire peuple", quelques figures répétitives pour rendre grâces à John Adams et Steve Reich (on aimerait que ces deux géants prêtent l'oreille au résultat obtenu...). C'est vraiment pathétique. Des Mme Verdurin qui ont longtemps piaffé aux portes des grandes maisons symphoniques et qui, par leur obstination et leurs réseaux, ont fini par se les faire ouvrir, de guerre lasse probablement. (...) Chaque fois qu'il m'est arrivé d'écouter des oeuvres de Beffa, Connesson, Zygel ou Dubugnon à l'aveugle, j'ai cru que c'était de la mauvaise musique de film, platement illustrative, sans aucune originalité". (p.130)

On ne saurait mieux dire. Fermez le ban !

Seul défaut de ce volume en tous points passionnant : l'absence d'index, ce qui se révèle fâcheux pour un ouvrage où l'on croise une quinzaine de noms propres par page...

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Philippe Cassard, Deux temps, trois mouvements : un pianiste au cinéma, Capricci, 2012 (co-édité avec France-Musique); 266 p., 18€.

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