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Pour Yves Bonnefoy

5 Juillet 2016

Pour Yves Bonnefoy
Le jour se penche sur le fleuve du passé,
Il cherche à ressaisir
Les armes tôt perdues,
Les joyaux de la mort enfantine profonde.

Il n'ose pas savoir
S'il est vraiment le jour
Et s'il a le droit d'aimer cette parole d'aube
Qui a troué pour lui la muraille du jour.

Une torche est portée dans le jour gris. 
Le feu déchire le jour.
Il y a que la transparence de la flamme
Amèrement nie le jour.

("Le visage mortel", in Hier régnant désert, Mercure de France, 1958)

C'était à la Maison de la Radio, à l'occasion de l'édition 1996 du festival Présences, dévolu à la création contemporaine. Ce soir-là, le "Philar" donne en première mondiale l'oeuvre d'un compositeur polonais - ni Lutoslawski, ni Penderecki. La musique est surchargée, hyper-lyrique, l'orchestration trop calorique. Au plan des décibels, la soprano américaine est dans son élément, mais elle semble ne rien comprendre de l'univers quintessencié qu'elle est chargée d'habiter, ni des vers subtils qui lui donnent vie. Elle en fait des tonnes, on ne comprend rien à son chant et on souffre en entendant s'accumuler les contresens artistiques... Les applaudissements sont polis. Le compositeur salue, le poète pas. Peut-être, lui qui dit craindre toute idée de mise en musique, ne s'est-il pas déplacé... A l'entracte, alors que le studio Olivier-Messiaen se vide, je l'aperçois debout, l'air triste et embarrassé, semblant attendre quelque chose ou quelqu'un à l'écart de la foule. Je marche vers lui, impressionné par le regard outremer et la crinière cendrée. En quelques mots maladroits, je lui dis l'inconfort que j'ai éprouvé en entendant le massacre, et la tristesse que me fait éprouver cette forme particulière d'imposture. Il me sourit timidement, me dit que ce n'est pas si grave, qu'il s'y attendait "de toute façon"... Je renonce à l'importuner davantage : mon exemplaire de L'Arrière-pays, dans la belle édition illustrée de Skira, restera dans mon cartable et se passera de signature.

Dans l'autobus nocturne qui nous ramène vers Vaugirard, j'ouvre le livre et tombe sur quelques phrases, que j'ai (pour le coup) soulignées et datées : "Un regard, un ébranlement intérieur : une mémoire en moi, plus profonde que la conscience, ou plus aux aguets, avait compris avant que je sache." (...) "Si les rivages m'attirent, plus encore l'idée d'un pays en profondeur, défendu par l'ampleur de ses montagnes, scellé comme l'inconscient."

"La tâche du poète est de prouver l'arbre avant que notre intellect ne nous le montre"

Chantre de la présence des choses (et aux choses) et de leur immanence, comme l'est aussi un Philippe Jaccottet, le poète tourangeau, traduit dans plusieurs langues, était célébré sur les campus du monde entier. Traducteur de Shakespeare, de Yeats ou de Leopardi, Bonnefoy bâtissait, loin de la rumeur du jour, une oeuvre silencieuse à l'échelle de l'éternité des choses.

Réaliser qu'un Yves Bonnefoy exista et oeuvra dans ce XXIe siècle - qui commence assez salement, entre les engouements superficiels et l'éphémère médiatique à quoi semble se résumer une bonne part de la vie intellectuelle et artistique d'aujourd'hui - a quelque chose de vertigineux. Lui seul - et une poignée d'autres - pouvait faire ressentir pareil prodige.

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